Face aux retards de sa digitalisation, la justice recule

Dans une Europe qui promeut la réutilisation des données publiques, la position de la Belgique est réactionnaire, voire rétrograde.

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Face aux retards de sa digitalisation, la justice recule

Brider le développement d’un secteur économique, freiner l’innovation et l’échange des idées, réguler fortement plusieurs droits pourtant garantis par la Constitution¹, la  Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne² ou encore la CEDH³, et ériger des barrières pour endiguer toute forme d’initiative, voilà quelques orientations que l’on n’attendait pas de la part d’un Ministre de la justice libéral. Pourtant, c’est ce que l’on retrouve dans la loi du 16 octobre 2022 organisant, enfin et plus ou moins, une base de données des arrêts et jugements de la justice Belge, sous la forme d’un “Registre central”.

Pas mal d’encre a déjà coulé sur les faiblesses et l’hostilité au progrès de la loi: les deux présidents d’Avocats.be ont écrit une carte blanche sévère dans De Tijd (version FR), et Pierre Thiriar, Magistrat à la Cour d’Appel d’Anvers, a détaillé finement dans le JuristenKrant (version FR) ses multiples défaillances.

Mais en plus de ces lacunes explicites, il y a d’autres impacts à souligner, notamment sur ce que la loi risque de provoquer, ou plutôt ce à quoi elle condamne les citoyens et les praticiens.

L’accès extrêmement rigide et contrôlé, soumis à approbation par un comité de « sages » (démocratie ? Qu’est-ce donc ?), sera une mort certaine pour toute possibilité de développement d’un secteur legaltech belge performant et concurrentiel. Sans données pour impulser et alimenter l’innovation, celle-ci va s’effondrer. Un tel effondrement ne profite ni à la concurrence et la santé de l’économie belge, ni à l’État qui en a si grand besoin (la Belgique est systématiquement à la traîne dans les baromêtres européens annuels).
Plutôt que d’embarquer in extremis vers une société fondée sur les données tant que le train est encore en gare, la Belgique reste à quai et se condamne à l’assujettissement, laissant aux acteurs plus courageux l’opportunité de se développer et de s’enrichir grâce à ses données : les entreprises étrangères, les agences de conseil, voir d’autres administrations qui se sont montrées bien plus inspirées.

Mais était-ce vraiment le courage qui a manqué au Ministre ? Du courage pour s’élancer dans une voie nouvelle, incertaine mais prometteuse ? Du courage pour défendre une position audacieuse et disruptive face aux sceptiques, timides et récalcitrants ? En Belgique peut-être (on traine souvent de la patte quand il s’agit de promouvoir la réutilisation des informations du service public), mais en Europe, certainement pas. Dans une Europe qui promeut la réutilisation des données publiques (y compris des données sensibles, sous certaines conditions), la position de la petite Belgique est même réactionnaire, voire rétrograde en comparaison de ses collègues.

En France, par exemple, l’open data des décisions de justice est un fait. L’accès ouvert à la jurisprudence y est considéré comme une ressource économique, politique et sociale, comme en attestent les pratiques de diffusion et de réutilisation des données publiques initiées depuis plus de 10 ans. Le marché français voit d’ailleurs s’affronter différents prestataires qui innovent afin de proposer des solutions concurrentielles, aux bénéfice du secteur tout entier, qu’il soit public ou privé.

En Allemagne, le constat est identique. « Public Money, Public Code » et open data se conjuguent. Le Bundesministerium der Justiz développe actuellement une plateforme où ordonnances et jugements sont ouvertement et facilement accessibles, sous forme exploitable d’après les principes de diffusion FAIR (Findable, Accessible, Interoperable, Reusable).

Ces mêmes principes d’accès, d’interopérabilité et de réutilisation des données se retrouvent dans la stratégie européenne. Ainsi, le Data Governance Act de 2022 et la directive de 2019 concernant les données ouvertes et la réutilisation des informations du secteur public (enfin retranscrite en Belgique), défendaient déjà l’innovation fondée sur les données. Pourquoi ? Car elles ont un énorme potentiel stratégique et économique, et constituent l’un des axes majeurs de la transformation numérique : la bonne gestion et le partage des données permettent aux entreprises, start-ups, universités, associations et administrations de développer des services innovants, efficaces et durables. L’accessibilité des données est également un des préliminaires fondamentaux au développement de l’IA, autre axe majeur d’innovation pourtant avancée par l’État.

Enfin, il reviendra au Roi de déterminer le fonctionnement du Comité de gestion prévu par la Loi et gardien des accès au registre. On peut à cet égard espérer qu’il veillera également à assurer la transparence de la gouvernance qui y sera menée au sein de ce Comité. Mais la composition de ce comité, reflet des luttes interminables qui ont si longtemps miné le dossier, est désormais figée par le législateur. Quoi qu’on en dise, il est permis de douter que le comité de gestion pourra statuer de manière éclairée en faveur des secteurs qui n’y sont pas représentés.

C’est une belle opportunité qui est ainsi perdue, alors que tant de facteurs favorables étaient réunis pour dépasser le court-termisme institutionnel et tenter d’inverser la tendance, voire faire naître un cycle vertueux de transformation et d’innovation numérique du droit et de la justice : de nouveaux acteurs se développent dans un courant d’activisme digital qui ne demandent qu’à participer au débat, et de nouveaux outils institutionnels se créent, comme les intermédiaires de données, qui nous auraient permis de réels progrès. Une occasion manquée d’avancer concrètement, plutôt que de faire semblant, à coup de logos et de slogans.

Pieterjan Montens
& l’équipe OpenJustice.be

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