Carta Academica sur l’ouverture du droit et de la justice: où en est-on? Où va-t-on?

Cette semaine : si la France commence à digitaliser ses décisions de justice, la Belgique est à la traîne. Pourtant, depuis 2007, la banque de données juriDict offre un accès gratuit et ouvert à la jurisprudence du Conseil d’Etat, en ayant recours à des logiciels libres qui garantissent l’indépendance de la juridiction vis-à-vis des tiers. Cet exemple illustre quelques enjeux essentiels pour nos démocraties.

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Depuis une trentaine d’années, une double évolution caractérise nos sociétés occidentales. D’une part, une inflation législative, accompagnée d’une multiplication des contentieux, conduit notamment à une augmentation de décisions judiciaires rendues annuellement (en 2019, les cours et tribunaux ont traité 1,3 million d’affaires) et à l’explosion de l’arriéré judiciaire. D’autre part, la digitalisation met en circulation de plus en plus rapide un volume croissant d’informations à gérer, de données – ou data – à analyser, de Big data à faire fructifier. Dans un tel contexte, il convient de penser le droit comme un ensemble d’informations redéfinissant les conditions d’existence de nos démocraties. Ceci est important. En effet, de plus en plus de données juridiques et judiciaires sont produites et diffusées, mais leur accès électronique pose problème. Soit parce que cet accès est gratuit mais partiel quand il est organisé publiquement ; soit parce que cet accès est coûteux et émietté lorsqu’il est organisé par des éditeurs juridiques privés.

Le droit à l’information juridique : la France en marche

L’accès à l’information juridique constitue autant un principe de droit qu’un problème du droit. En effet, les citoyens disposent d’un droit universel à l’information en général et d’un droit européen à l’information administrative. Quant à l’information juridique, un célèbre adage indique que nul n’est censé l’ignorer. Pour que chaque citoyen soit rendu capable d’en prendre connaissance, une obligation s’impose en amont aux juridictions de publier leurs décisions et de les fournir gratuitement à quiconque les sollicitent. Dans cette perspective, les textes législatifs – lois, décrets, traités, nominations et arrêts – sont quotidiennement publiés en version numérique sur le site du Moniteur belge et de Légifrance. Mais il n’en va pas de même pour la jurisprudence. En 2016, moins de 1 % des décisions des juridictions de première instance et d’appel françaises étaient disponibles en ligne sur Légifrance. Le reste était vendu à divers éditeurs juridiques. En Belgique, un constat analogue est posé : l’accès à l’information juridique n’est ni gratuit, ni complet, mais très coûteux et dispersé dans près de 400 revues juridiques belges. De nombreuses disparités et inégalités caractérisent ainsi ce que l’on appelle le Droit au Droit.

La Belgique, en retard… malgré deux hautes juridictions pionnières

Le législateur belge a également réorganisé la publication des décisions judiciaires par la loi du 5 mai 2019. Celle-ci prévoit que chaque jugement devra être enregistré dans une banque de données centralisée, ouverte et accessible gratuitement. La conception d’infrastructures numériques performantes et la définition des modalités de protection des données à caractère personnel constituent deux prérequis à toute publication en ligne. Il s’agit aussi d’enjeux politiques cruciaux pour l’indépendance de l’Etat de droit. L’attente de précisions relatives à un tel cadre a justifié le report de l’entrée en vigueur de la loi précitée du 1er septembre 2020 au 1er septembre 2022. Plusieurs questions méritent en effet une attention particulière. Par exemple, quelles informations publier ? Toutes ou certaines ? Dans un souci de transparence totale ou de clarté/intelligibilité ? Avec des solutions libres ou propriétaires ? Avec quelles modalités de recherche ? etc.

Malgré les retards et les incertitudes, le Conseil d’Etat et la Cour Constitutionnelle belges n’ont pas attendu la réforme de 2019 pour publier leurs décisions de justice sur leur site internet. L’exemple du Conseil d’Etat est particulièrement intéressant ici, car il permet d’illustrer la manière dont plusieurs des questions précitées y ont été traitées. Depuis 2007, l’application juriDict permet de naviguer et d’effectuer des recherches en ligne dans les banques de données jurisprudentielles de l’auditorat du Conseil d’Etat. Cette application ouverte et gratuite est devenue un outil incontournable en droit administratif dans la mesure où elle donne un accès systématique aux arrêts prononcés puis classés de manière arborescente et structurée.

L’infrastructure technique de juriDict se compose de logiciels libres (ou software), garantissant l’indépendance du Conseil d’État vis-à-vis d’acteurs tiers, publics (gouvernement, parquet, administration) et privés (entreprises, barreaux, éditeurs juridiques, etc.). Pour mieux comprendre cet enjeu, il convient de faire la distinction entre logiciels « libres » et « propriétaires ». Les premiers désignent des solutions conçues et développées collectivement, de manière décentralisée sur base d’un code source disponible et modifiable librement. Les seconds n’accordent pas ces droits aux utilisateurs, car ces droits appartiennent à des entreprises privées et justifient l’utilisation payante de ces produits.

Si le Conseil d’Etat avait eu recours à des logiciels propriétaires pour construire cette infrastructure, l’Etat de droit et la séparation des pouvoirs n’auraient-ils pas été menacés ? Cette question est d’actualité alors que la juridiction vient d’approuver la migration de l’application juriDict vers une solution propriétaire dénommée Microsoft Azure . Cette migration engendre une toute nouvelle relation de dépendance marchande et technique de la juridiction vis-à-vis d’acteurs privés. Dans la mesure où elle constitue une avancée démocratique, l’ouverture de la justice et du droit peut-elle faire l’économie de solutions libres (software) et de données ouvertes (open data) ? Dans un Etat de droit, c’est en principe aux juridictions qu’il revient de répondre à ces questions. Puissent-elles recevoir les moyens financiers, humains, technologiques et institutionnels nécessaires pour assumer leurs missions et préserver l’Etat de droit. Dans un contexte marqué par la judiciarisation et la digitalisation, il s’agit d’un enjeu essentiel pour la démocratie.

 

Par Christophe Dubois, professeur à l’ULiège; Lisa Pelssers, doctorante à l’ULiege

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