Publicité des jugements vs Internet

Publicité des jugements vs Internet

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Article paru dans le numéro 14 (Juillet 2022) de LawyersNow

La publicité des jugements est d’un côté un droit fondamental pour un état démocratique inscrit dans la charte européenne des droits de l’homme, et de l’autre un débat sans fin quant aux modalités de cette publication sur le média par excellence du XXIème siècle : Internet. Que ce soit au Luxembourg, en Belgique ou en France, sa mise en œuvre fait couler beaucoup d’encre, fait trembler plus d’un empire commercial, rassemble et mobilise les défenseurs des droits et libertés du citoyen et des principes démocratiques.

La question de la publication des jugements touche l’ensemble du monde judiciaire, des éditeurs qui y voient une menace pour leur modèle économique en place, aux magistrats qui redoutent une irruption sur ce qu’ils considèrent – à tort ou à raison – leur domaine exclusif. Sont concernés également les avocats, chercheurs et entrepreneurs qui payent au prix fort (soit parce que cet accès est gratuit mais partiel quand il est organisé publiquement; soit parce que cet accès est coûteux et émietté lorsqu’il est organisé par des éditeurs juridiques privés) l’accès à une ressource que la société a déjà payé. Et les arguments, pro ou contra, ne manquent pas : respect de la vie privée, manque de pertinence pour une majorité des décisions concernées ou risque de « profilage » d’un côté, obligation constitutionnelle, ouverture des données ou principe de bonne gouvernance de l’autre. Ceux qui défendent le statu quo ne manquent pas non plus de soulever des questions qui sont autant d’obstacles : pseudonymisation ou anonymisation, à quel degré, pour quelle matière, à partir de quand ? ne faut-il pas revoir la structure ? Et qui « possède » réellement une décision en tant que telle ?

Le fait que la question soit résolue différemment entre états mais également dans les ordres juridiques au sein d’un même pays n’aide évidemment pas. Le droit constitutionnel est souvent publié intégralement, tout comme le droit administratif moyennant anonymisation occasionnelle, en Belgique la Cour de Cassation sélectionne environ 40 % mais publie une infime partie des juridictions inférieures, au Luxembourg ce sont des sommaires d’arrêts sélectionnés qui sont publiés, et la France avance progressivement et inégalement vers l’Open Data.

La question de l’anonymisation des décisions de justice semble être le point sur lequel se portent le plus plus de débats : pseudonymisation ou anonymisation, à quel degré, pour quelle matière, à partir de quand ?

Le sens pris par la plupart des arguments tourne autour de l’intérêt de la publication, qui par coutume dans les pays de tradition civiliste ne concerne que les points de droit essentiels, des extraits des décisions susceptibles d’établir un précédent. En terme de construction du savoir juridique, l’intérêt est évident, mais c’est ignorer un aspect plus élémentaire : la publication intégrale des décisions de justice est le seul garant de la sécurité juridique, et par extension, de l’État de droit.

Quelques illustrations : En Belgique, les décisions des justices de paix, tribunaux de police ou de première instance ne sont virtuellement jamais publiées. Sans une accès à ces décisions, il est impossible d’établir si les mêmes faits, a législation inchangée, conduisent au même résultat au tribunal d’Arlon le 1er janvier 2004 que devant ce même tribunal en 2014. Et il est tout aussi impossible de savoir si un justiciable qui apparaît devant la justice de paix de Namur connaîtra pour les mêmes faits une condamnation similaire, mutatis mutandis, à un autre justiciable devant le tribunal d’Ostende au même moment. Sans une publication intégrale des décisions, il est donc impossible de garantir que le droit est appliqué à tous les justiciables de la même manière à travers l’espace et le temps.

L’importance de la publicité des décisions de justice se voit également dans le fait qu’elle est inscrite à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme : « Le jugement doit être rendu publiquement ». D’aucuns disent que cela ne concerne que le prononcé du jugement : sur ce point la CEDH a précisé que «  Malgré le libellé qui laisserait entendre que la lecture à haute voix en audience publique s’impose, d’autres modes de prononcé d’un jugement public peuvent être compatibles avec l’article ». Ce que cette phrase doit permettre, dit la Cour, est le «  contrôle du pouvoir judiciaire par le public afin d’assurer le droit à un procès équitable ». CQFD

Parmi les réserves émises à l’encontre de la publication des décisions sur internet, le plus solide est le suivant : « Il est impossible de garantir une pseudonymisation ou une anonymisation irréversible sans censurer un texte jusqu’à le rendre méconnaissable. Toute publication serait ainsi une atteinte potentielle au RGPD. » Sans juger de la véracité du propos, il est possible d’y répondre de deux manières :

Premièrement, la principale problématique vécue actuellement de la publication des décisions n’est pas l’éventuelle réversibilité de l’anonymisation mais bien la « découvrabilité » de ces données sur internet, qui peut mener à des situations incommodantes voire pires. Un document pseudonymisé – c’est à dire un document dont les données permettant d’identifier des personnes ont été remplacés par des contenus fictifs tout en gardant le lien logique entre ces contenus afin de préserver la cohérence et la compréhension du document – ne peut être retrouvé sur les sources officielles que par une personne qui connaît déjà les diverses propriétés de la décision – date du prononcé, chambre, … – et qui peut donc tout aussi bien se rendre au greffe et demander à consulter la décision intégrale : le fait d’avoir accès à une décision n’est donc pas un problème en soi, une décision de justice étant un document établissant une vérité judiciaire, opposable à des tiers, et qui doit pouvoir produire des effets. Le problème vient de l’existence d’un environnement où l’information circule massivement et échappant à toute volonté de contrôle une fois cette information diffusée : Internet. Or, les moteurs d’indexation qui nous permettent de le parcourir lisent le contenu des documents tel qu’il est : une « simple » pseudonymisation permet donc de retirer le document en question du regard des moteurs d’indexation qui se contentent de ce qui est explicitement écrit. Si un jour une intelligence artificielle arrive à renverser avec certitude tout document produit dans toutes les langues, nous aurions probablement d’autres préoccupations bien plus urgentes.

Deuxièmement, si ce traitement permettant d’inverser la pseudonymisation (on parle également de ré-identification) devait un jour exister, il est toujours possible d’y apporter une réponse veille comme le monde, ou du moins le Droit : en le pénalisant. C’est la voie qu’a pris la France par exemple, avec une loi qui pénalise certains traitements de masse concernant les données d’identité des magistrats par exemple. L’univers numérique n’est plus le far-west libertaire de ses origines, les états, et l’Europe en particulier, mettent en place des réglementations qui protègent la vie des justiciables. Si le RGPD est parvenu à limiter, par la réglementation, l’impact de l’économie de la surveillance, et que l’Europe prépare le DMA (cadre pour les marchés numériques) et le DSA (règlement sur les services numériques) pour faire plier les plus grandes plateformes numériques, il n’y a pas de raison que ça ne puisse être le cas pour d’autres traitements de masse sur les décisions de justice.

Et quand bien même nous devions décider que toutes les décisions devraient occulter toute donnée à caractère personnel, quid de la personne qui veut que ses données soient publiées ? Qu’elle puisse mettre en avant, sur une source officielle faisant foi, la preuve de sa bonne-foi, son innocence, sa raison ? Elle pourrait toujours partager la décision qu’elle a en main, mais est-ce qu’aujourd’hui un fichier partagé est vraiment plus fiable et crédible qu’un lien internet vers une ressource officielle ?

Les complexités réelles ou imaginées sont telles qu’il est impossible d’en faire le tour. Et entre-temps la société et ses besoins évoluent, et la nécessité de satisfaire au besoin démocratique d’un accès intégral, neutre et de qualité à l’information juridique n’a de pareil que l’immobilisme des autorités ou intérêts financiers en jeu. C’est pourquoi j’ai décidé, il y a bientôt deux ans, de tenter d’y apporter une réponse avec les outils et connaissances dont je dispose, à savoir ceux d’un juriste, d’une part, mais aussi d’un développeur informatique expérimenté rompu aux méthodes, à la culture et aux pratiques de l’innovation numérique, d’autre part. Ce fut le début d’une aventure toujours en cours, et qui a permis de rassembler autour d’une cause commune juristes, développeurs, chercheurs et citoyens au sein d’une association non lucrative et unique en sa capacité de réfléchir, échanger et agir, l’asbl OpenJustice.be.

OpenJustice.be

Notre premier objectif a été, face au retard belge d’une base de données d’arrêts et jugements promise pour 2019 et depuis sans cesse repoussée, de réaliser une plateforme de récolte et de publication de jurisprudence intégralement pseudonymisée, et repousser ainsi les limites du débat. Après quelques semaines de réflexion, nous sommes partis vers une approche hybride, qui mêle récupération automatique de décisions auprès des différentes sources officielles (Cour Constitutionelle, Conseil d’État et Justel/SPF Justice) et partage, par les utilisateurs de la plateforme, des décisions dont il disposent (en clair : les avocats). Un autre choix conscient et stratégique a été d’utiliser des services et des bibliothèques logicielles existants autant que possible, et de ne développer que le strict minimum nécessaire pour un produit viable.

Soutenu par un intérêt grandissant pour son initiative, l’asbl a pu réaliser divers outils et interfaces, publiés en open-source, qui une fois assemblés fournissent un service de partage et de publication complet sur une architecture adoptant le« privacy by design », permettent aux usagers de charger une décision de justice, d’en extraire les contenus par OCR, de les pseudonymiser grâce à un assistant capable d’identifier les personnes, lieux et organisations citées, et de les partager sur internet.

Ce service est accessible depuis plusieurs mois, et publie une poignée de décisions partagées, en plus des 227.000 autres récupérées auprès des sources officielles.

Le choix d’avoir opté pour des services et composants existants et open-source nous a permis de dépasser les blocages idéologiques et techniques, d’expérimenter les conséquences réelles d’une telle publication et de mettre à jour des questions que le débat actuel ignorent encore, et de tenter, une fois de plus, d’y apporter une première solution, d’explorer le problème tel qu’il se pose plutôt que tel qu’on se l’imagine.

Les besoins au-delà du débat

Un premier besoin, auquel nous avons rapidement été confrontés, est la demande de la part des startups et LegalTechs d’accéder à ces données afin de développer de nouveaux services. C’est une demande pertinente, d’autant que la diffusion des données publiques constitue l’un des leviers des autorités publiques pour soutenir son économie, en particulier le secteur de l’innovation et de la recherche (qui concerne autant les secteurs privés, publics et académiques). La multiplication des portails et plateformes de partages de données publiques (data.gouv.fr , data.public.lu, data.europa.eu etc.) en témoigne.

La qualité de la publication de telles données est donc primordiale, et un simple accès par moteur de recherche à ces documents certes mis en page mais non structurées est insuffisant : l’accès se doit d’être documenté, structuré, afin de faciliter toute réutilisation.

Tous les acteurs profiteraient d’un tel apport. Par exemple, une entreprise désireuse de développer un produit capable de structurer sémantiquement l’ensemble des décisions passées se heurterait à un premier problème, qui est l’absence d’accès aux données en question. Elle devra trouver d’autres ensembles de textes, d’autres secteurs au pays, ce qui diminuerait inévitablement la pertinence et l’utilité du produit développé pour le marché visé.

Un second besoin, bien plus terre à terre, est l’impact que pourrait engendrer une telle publication auprès du public. L’interprétation de la législation par le néophyte, c’est déjà la croix et la bannière ; étant donné que notre association publie également une version officieuse du moniteur belge, le journal officiel national, nous le constatons directement. Or le défi soulevé par la publication de la jurisprudence est bien plus important, car bien plus complexe à interpréter : quelle est la portée d’un tel jugement ? La réglementation a-t-elle changé depuis ? Y-a-t’il eu opposition ? Pourvoi en cassation ? Est-ce que le cas d’espèce est vraiment similaire au mien ? Des questions qu’un juriste être en mal de résoudre, alors qu’en sera-t-il du citoyen lambda, trouvant sur internet des solutions à sa situation comme le phénomène de l’auto-diagnostic médical sur internet ? La situation se produit déjà aujourd’hui, et ne peut que s’aggraver à moins d’accompagner la publication de la jurisprudence avec la pédagogie et l’information nécessaire.

Ce ne sont là que deux des nombreuses questions, la qualité et la neutralité de l’accès et la pédagogie, que soulève une publication intégrale des décisions de justice, qu’OpenJustice a pu identifier grâce à son approche expérimentale et itérative, c’est à dire progressive et en commençant petit, dans un périmètre réduit, notre projet étant initialement limité à la jurisprudence COVID-19.

Situation sur la publication des arrêts et jugements en Belgique

Pendant ce temps, les autorités Belges ont un peu avancé : après deux autres reports de la mise à disposition des arrêts et jugements au public, d’abord pour septembre 2021, septembre 2022 et maintenant quelque part au-delà en 2023, un marché public a été lancé il y a quelques mois. Beaucoup de rumeurs ont évidemment couru sur ce dernier, principalement dus à une écriture confuse, une vision technique dépassée et des critères de sélection qui ressemblaient plus à des barrières à l’entrée. Ce marché prévoit une externalisation totale de la base de données centrale des arrêts et jugements de la justice belge, y compris interfaces internes et externes, et confie à un tiers le « développement, l’hébergement, la maintenance et le support  » de toute la solution.

Horrifiés par l’abandon d’un service numérique aussi central et essentiel pour un état de droit aux mains d’acteurs qui ne partagent ni les valeurs, ni la culture, ni les objectifs ou contraintes du service public, nous avons, contre vents et marées, tenté de réunir des partenaires pour déposer une offre commune… Avec succès ! Nous avons réussi à rassembler un consortium multisectoriel, interrégional et international en réunissant Prédictice, Cogni.zone, 3Sign, OpenJustice.be sous l’égide de l’Université de Liège qui s’est rassemblé en tant que consortium autour d’un manifeste qui défend la qualité du service rendu, l’ouverture, la transparence sans oublier la neutralité d’accès.

La question de la non-discrimination dans l’accès aux données est, pour ma part, particulièrement importante : bien évidemment tout citoyen doit pouvoir jouir de ce droit, mais également tous les autres acteurs publics, privés et académiques, avec les attentes et besoins qui sont les leurs. Cela peut provoquer des craintes chez les acteurs et éditeurs habitués au statu quo, ayant longuement profité d’un avantage indu, mais remettre l’église au milieu du village laisse à chacun la possibilité d’apporter sa valeur ajoutée. La Justice aurait ainsi une chance de voir enfin naître les innovations qui lui ont si longtemps échappées.

Justice et Innovation

Mais en quoi la justice a-t-elle besoin d’innovation ? Ne peut-elle pas continuer d’exister comme elle l’a toujours fait ? « Toujours » est un piège évidemment : le Droit à su se réinventer encore et encore au long de l’histoire et des évolutions technologiques. Et elle doit le faire car la société l’exige: la révolution numérique accélère la circulation et le traitement de l’information, et permet des gains énormes de productivité. Elle n’a que faire d’une justice lente et débordée, qui pour incarner son rôle se doit d’emprunter la même voie pour pouvoir suivre le rythme : se moderniser, se numériser, se réinventer. Et elle le fait, en prenant exemple sur le Ministère de la Justice Français, qui collabore avec l’incubateur de « Start-ups d’État » beta.gouv.fr : s’y développement des services numériques qui répondent à des besoins directs du terrain, et non pas à un programme politique ou vaniteux.

Au sein de betagouv l’équipe de Mon Suivi Justice travaille pour « Diminuer les rendez-vous non-honorés des personnes placées sous main de justice », Info Parquet pour « Faciliter la saisie du personnel judiciaire » et A-Just « [aide] les juridictions dans l’affectation de leurs ressources humaines pour réduire les délais de justice ». Ce sont la des services soutenus et développés en contact direct avec les citoyens et personnes du terrain, au sein même du service public qui avec les moyens élémentaires nécessaires parvient bien mieux à jouer son rôle, développer ses services et respecter ses valeurs de continuité, d’égalité et de mutabilité que n’importe quelle armée de consultants.

Heureusement, le Luxembourg semble échapper aux maux qui frappent la Belgique en matière de digitalisation du Droit et de la Justice. Pour commencer, son journal officiel n’a pas l’apparence d’un brouillon d’étudiant réalisé en 1994. Legilux semble même avoir pris des inspirations auprès d’un autre service d’OpenJustice, a savoir etaamb.openjustice.be. Ce site, consulté par plus de 200.000 utilisateurs chaque mois, republie les contenus du Moniteur Belge, avec une anonymisation efficace sur demande, et ce depuis 2011, le tout dans un format amélioré et nettement plus pratique à utiliser. Et comme ce service est devenu une source officieuse, citée dans les communications officielles belges et même européennes, nous mettons tout en œuvre pour le pérenniser. Une vraie mission de service public, incarnée par une ASBL, représentante belge et juridique du monde du Civic Tech, un autre mouvement caractéristique de la révolution numérique et incarnée par des organisations telles que gov-zero à Taïwan.

La démocratie s’érode tout autour de nous, par moments même l’état de droit semble vaciller sous les vagues de fausses réalités. Naïvement peut-être, je vois en la publication des décisions de justice un moyen de restituer un peu de vérité, de récupérer un peu de confiance de la part des justiciables. Rares sont les leviers actionnables qui permettent de renforcer l’état de droit à l’ère du numérique.

Pour exister la justice doit non seulement être rendue et vue, comme le dit la formule, elle doit également être partagée.

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