La chronique de Carta Academica – «Deux leviers sobres mais puissants pour équiper la Justice»

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Devenir ministre de la Justice, c’est succéder à d’autres ministres, hériter de leurs projets et aussi de leurs échecs. C’est pourquoi le Ministre Van Quickenborne veut rattraper le retard accumulé « pour améliorer le poste de travail informatique des magistrats et du personnel de justice ». Depuis vingt ans, les conditions dans lesquelles travaillent les acteurs judiciaires apparaissent en effet de plus en plus indigentes, injustes, inquiétantes et dangereuses pour notre État de droit.

 

Pauvre Justice !


Indigentes, tout d’abord, au regard des postes de travail, certains greffiers ne disposant pas d’ordinateur portable. Ceci pose problème en période de confinement et, plus généralement, en termes d’organisation – flexible – du (télé)travail. Injustes, ensuite, au regard de l’accès à la jurisprudence. Celle-ci, pourtant produite au sein des Cours et Tribunaux, reste en effet régulée par un système marchand pour un prix prohibitif. Inquiétantes, enfin, au regard des budgets disponibles et des budgets dépensés au cours des 20 dernières années pour tenter de moderniser l’infrastructure numérique de la Justice. Au contraire, depuis le projet Phénix initié en 2001, la succession de désillusions n’a guère encouragé les acteurs judiciaires à s’intéresser à l’informatique. Il y a bien le système MaCH, destiné à centraliser les données et à faciliter leur échange entre les greffes et les parquets. Partiellement en vigueur depuis 2007, il repose sur une technologie du siècle dernier et place la justice en situation de lock-in vis-à-vis des fournisseurs privés. Il s’agit ici du consortium privé français AX’OP, composé des entreprises Axi et Open, comme le souligne un récent rapport du Conseil Supérieur de la Justice. AX’OP pourrait très bien détenir, à l’heure actuelle, la seule porte d’accès à la base de données des jugements et arrêts promise par la loi, confirmant le passage d’un principe de souveraineté nationale vers une stratégie d’autonomie européenne, partiellement privatisée. Cette autonomie pose question en termes de protection des données et coûte cher au contribuable.

Heureusement, le budget n’est pas le seul moyen d’action disponible ! Il existe deux leviers de changement sobres et puissants.

 

Premier levier : l’écoute des travailleurs judiciaires


L’écoute des acteurs concernés constitue une attitude caractéristique d’un État modeste et moderne . Elle est surtout la seule manière de comprendre le contexte de travail des acteurs judiciaires. Ces contextes varient selon les fonctions (greffier, juge, procureur, etc.) et les juridictions (justice de paix, tribunal de police, tribunal du travail, etc.). Mais tous les acteurs partagent le besoin de compter sur un système informatique intégré autour d’outils performants. Or les magistrats disposent très rarement d’une base de données centralisée, complète et accessible ; d’outils d’anonymisation des décisions ; de compétences informatiques, etc. Nous souhaitons au Ministre de parvenir à mettre ces acteurs en capacité de signaler les problèmes qu’ils rencontrent, d’être écoutés et rendus capables de contribuer à leur résolution ; de développer des services numériques qui répondent à des besoins concrets à partir de compétences, d’expertises et d’initiatives numériques publiques ou, à tout le moins, indépendantes des sociétés privées qui poursuivent trop souvent leur seul intérêt économique ; d’entamer une transformation numérique progressive de la justice en repensant les politiques de recrutement, de formation, d’organisation, d’innovation et d’accompagnement du changement.

 

Deuxième levier : les communautés et les solutions open source


Un deuxième levier de changement se situe sur le web. C’est là que des communautés d’amateurs experts passent du temps à concevoir des solutions pragmatiques en articulant leur passion pour la technologie et leur préoccupation pour le bien commun. La justice, comme la science et la santé ont souvent été perçues comme des marchandises dont l’accès induit inégalités et exclusions. Mais depuis une vingtaine d’années, une révolution du partage les considère comme des ressources utilisables pour tous, à maintenir collectivement. L’articulation entre les pratiques de terrain et les savoirs accessibles sur internet démultiplie nos capacités d’action, d’innovation et d’adaptation comme l’indique la germination d’initiatives motivées par des préoccupations sociétales. C’est ce que démontre l’initiative OpenJustice.be. En quelques mois, une quarantaine de volontaires se sont rassemblés, ont partagé leurs connaissances expertes et profanes, ont conçu et développé des solutions « libre et open source » permettant de publier et consulter en ligne des décisions de justice anonymisées, identifiables et accessibles gratuitement. La transparence constitue l’enjeu démocratique fondamental de la Justice numérique. Comme le démontre OpenJustice.be, y répondre ne nécessite ni budget conséquent, ni réforme législative d’envergure, ni technologie onéreuse, mais juste un peu de soutien de la part du ministre et des acteurs judiciaires. Les résultats obtenus permettront ensuite d’ajuster les paramètres législatifs, technologiques et organisationnels susceptibles d’équiper une institution qui en a besoin.

Ces deux leviers sont modestes et souvent sous-estimés. Mais, composés de ressources et de savoirs hétérogènes, ils permettent de « soulever le monde ». Telle est la définition du levier et de sa capacité à produire des effets disproportionnés par rapport à son apparence. Ils rappellent ainsi que l’on ne change pas la société par décret– ni par le seul budget.

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